Mon avis sur le film Alatriste, d'Agustín Díaz Yanes (j'ai déjà posté ce message dans un forum sur les jeux de rôles,
à cette adresse-là, et dans un forum de jeux de guerre,
chez les voisins)
J'avais commencé à pister des infos sur le net dès que le projet de ce film avait été révélé, notamment sur des sites de cinéphiles, dans des forums plutôt tournés vers la littérature, et d'autre part dans des forums tournés vers le JdR, ainsi que les groupes yahoo consacré au JdR Alatriste. Il y avait déjà des discussions homériques sur le choix de tel acteur ou de tel autre pour incarner les personnages des romans. Tout en suivant ces débats, je guettais aussi les bandes annonces, les reportages sur le tournage, etc. Et ce que j'avais pu en voir m'avait rendu impatient qu'il sorte enfin sur les écrans.
Cependant, quand il est enfin sorti, les commentaires des spectateurs (surtout les fans des romans et les rôlistes) ont été plutôt marqués par la déception. Par la colère, même, pour certains, qui estimaient que l'œuvre littéraire avait été trahie. Tout juste s'il ne fallait pas vendre le réalisateur comme esclaves aux Turcs ou l'envoyer aux galères, pour qu'il expie sa faute.
Sorti en 2006 en Espagne, il n'est arrivé en France qu'il y a quelques semaines, et sur quelques écrans seulement.
La bande annonce est encore visible
là, par exemple
J'ai vu ce film sur grand écran lors d'un passage-éclair à Paris, et mon avis est partagé :
- pour une personne qui ne connaît pas trop l'univers des romans d'Alatriste, c'est difficile à suivre, et quelques explications à voix basse en cours de film permettent de mieux suivre. Dommage, car on ne devrait pas avoir besoin de donner ces explications, et je ne crois pas que l'imagination des spectateurs non avertis suffise à "boucher les trous" ;
- pour une personne qui connaît l'univers de ces romans, c'est à la fois très intéressant de voir comment le réalisateur a su mettre en images dans le film ce qu'un lecteur avait mis en images dans sa tête, et décevant de voir combien certains moments ou certains personnages sont sous-exploités, à peine effleurés (c'est le cas de Francisco de Quevedo, par exemple). Dommage, là aussi.
A la sortie de la séance, je me suis laissé aller à rêver à l'impossible : une trilogie cinématographique
Alatriste, dans la même ambiance que celle de ce film, mais permettant des développements qui auraient été bienvenus.
Mais, dans l'ensemble, je suis plutôt content de ce film. J'en ai aimé le rythme, qui alterne mouvements lents et mouvements rapides, la photographie et les lumières, les portraits des personnages, le côté rude et impitoyable des scènes de guerre et de combat civil, etc.
En fait, ce film n'est pas un film de cape et d'épée virevoltant comme l'est la version des
Trois mousquetaires avec Gene Kelly. L'univers d'Alatriste est sombre. Sombre dans les esprits des personnages, sombre dans les évènements. La saga d'Alatriste, c'est le crépuscule de l'Espagne, la fin de son Siècle d'Or. Ce n'est pas le souffle d'un épique triomphe, mais celui du chant d'un cygne. Il ne faut donc pas regarder ce film en attendant de l'action débridée de bout en bout.
La langue employée par Arturo Pérez-Reverte dans ses romans de la série est riche, avec des tournures un peu savantes ou "anciennes", sans pour autant atteindre la complexité quasi ampoulée des oeuvres de Luis de Gongora, l'"adversaire" littéraire de Francisco de Quevedo, ce dernier étant le "chouchou" de Pérez-Reverte. Par exemple, Pérez-Reverte utilise fréquemment les inversions, les enclises des pronoms dans les verbes, etc.
On retrouve ces clins d'œil littéraires dans le film, par exemple au travers de certains usages comme l'emploi du "
vos", qui a plutôt la familiarité du "
tu" et que la déférence de l'"
usted". L'emploi du "
vos" n'a plus vraiment cours en Espagne aujourd'hui mais reste très fréquent dans les pays d'Amérique centrale, et certains d'Amérique du Sud (Uruguay et Argentine, notamment).
La photographie contribue aussi beaucoup au charme de ce film. Bien évidemment, elle ne peut pas être toujours lumineuse, quand il s'agit des rues étroites de Madrid en hiver, ou des brumes des Flandres. Mais elle est traitée avec une grande sensibilité. Francisco "Paco" Femenia, directeur de la photographie, a été nommé (mais pas récompensé, c'est vrai) à diverses reprises pour son travail sur ce film. Pour qui a vu, entre autres, des tableaux de Velazquez, ce film Alatriste est un beau clin d'œil.
Un soin particulier a été porté à rendre cette ambiance de la Cour que l'on connaît justement au travers de l'œuvre de ce peintre (le roi, les ménines, les nains, les courtisans). La ressemblance des acteurs choisis pur incarner le roi, Olivares et Quevedo, avec les portraits respectifs de ces trois grands personnages (Velazquez a peint des portraits des deux premiers) est d'ailleurs frappante.
Comme je l'ai écrit plus haut, un des soucis de ce film est que son récit veut embrasser une trop grande partie de la série des romans d'Alatriste pour les faire tenir dans un long métrage. Trois des romans déjà parus servent fortement au film, et un quatrième est effleuré :
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El capitán Alatriste / Capitaine Alatriste, pour la mise en jambes, avec l'embuscade tendue aux deux Anglais et les conséquences qui dessinent la toile de relations d'alliés et ennemis dans laquelle le Capitan et Iñigo seront pris par la suite ;
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Limpieza de sangre / Les bûchers de Bocanegra, dont la thématique du roman (la "pureté du sang", c'est-à-dire le fait d'être un "pur espagnol" et de n'avoir aucune ascendance juive ou maure), est tout juste entrevue dans une scène poignante ;
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El sol de Breda / Le soleil de Breda, avec le siège de cette ville (j'ai trouvé qu'il y avait des clins d'œil à une scène d'
Apocalypse Now, dans cette lutte entre les "snipers") ;
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El oro del rey / L'or du roi, avec les question de trafic des richesses venant des Amériques.
Ceci oblige le réalisateur a recourir à de nombreuses ellipses de temps. A ces ellipses de temps dans le récit s'ajoutent des ellipses de culture. Et cela peut rendre le récit un peu abscons pour qui ne connaît pas bien l'histoire et la culture de cette période de l'Espagne ni les romans de la série. Par exemple, il est difficile au béotien de comprendre pourquoi Francisco de Quevedo met la main à l'épée quand on lui dit, dans une taverne, que Luis de Gongora écrit les meilleurs du moment à Madrid, s'il ne sait pas que Quevedo et Gongora sont deux "ennemis" en littérature.
En outre, cela ne permet pas d'approfondir les personnages : on en arrive même à n'en rester qu'à la surface de Diego Alatriste, qui n'est pas développé autant qu'il pourrait l'être. En tout cas, pas assez développé pour des yeux novices. Les fidèles lecteurs, eux, peuvent un peu reconstruire le personnage, à la fois tueur froid et capable de pitié, épée à solde mais empreint d'honneur, amoureux mais incapable de le dire, etc. Mais les spectateurs moins connaisseurs passeront à côté de ça.
L'autre personnage insuffisamment mis en valeur, pour moi, est Francisco de Quevedo, littérateur majeur de son temps, agent secret maladroit à Venise, chevalier de l'ordre de Santiago, querelleur comme pas deux et très fine lame (Quevedo et Pacheco de Narvaez, éminent disciple du maître d'armes Carranza, se sont affrontés plume à la main et rapière à la main, et Quevedo a été brillant dans l'une et l'autre discipline !).
Ces ellipses constituent, à mon sens, une des vraies "difficultés" de ce film.
L'adaptation n'est donc pas à la hauteur des romans. Mais pas aussi cauchemardesque que peut le faire notre Josée Dayan nationale avec les grandes œuvres de notre littérature.
Les fans d'Alatriste parlant un peu d'espagnol profiteront certainement de la visite de
ce site-là. Il s'agit d'un écho du
documentaire du National Geographic consacré au Madrid d'Alatriste à l'occasion de la sortie du film sur les écrans, voici déjà quelque temps.
Les six vidéos présentent des interviews de l'auteur des romans, du réalisateur, des acteurs, des maîtres d'armes et autres personnes ayant contribué au film, ainsi que des extraits du film.
Ce reportage se trouve sur le DVD n°2 du coffret « édition limitée » du film.